CHAPITRE XXVII
ANGUIZ
Le grand stratège n’est sûrement pas celui qui se livre à une démonstration de force. Encore moins celui qui cherche à humilier l’armée adverse. Ou celui qui dote ses soldats d’armes terrifiantes.
Le véritable stratège étudie les particularités de l’adversaire de façon à devenir l’adversaire, de sorte que, si l’adversaire veut le frapper, il se frappe lui-même.
Traité des Cinq
Cités,
espace aérien de Marchelune,
Venter.
LA cite se dégradait à une vitesse effarante depuis la destruction de PRIMA. Une odeur de rouille dominait les effluves dispersés par les bourrasques. Des pans métalliques se détachaient des piliers de soutènement et du toit et tombaient en tournoyant comme de gigantesques feuilles mortes.
Le délabrement brutal de la zone couverte s’était associé à la confusion de ses souvenirs pour déboussoler Seke. Marmat n’aurait sans doute rencontré aucune difficulté à se réorienter dans ce qui était devenu un véritable labyrinthe de végétation et de métal, mais il avait disparu, comme cela lui était arrivé à plusieurs reprises sur Logon et Agellon. Tenaillé par l’inquiétude, Seke avait décidé de partir à sa recherche au bout seulement de deux jours d’attente. Il trouverait sans doute son aîné aux abords du nœud chaldrien – il éprouvait également le besoin impérieux de se rassurer en localisant la porte de la Chaldria : il ne se voyait pas passer le reste de sa vie sur Onœ si Marmat ne revenait pas, il voulait voyager sur les flots cosmiques, découvrir de nouveaux mondes.
Il avait visité un grand nombre de salles souterraines semblables à celle où il avait effectué sa renaissance. Il s’y était parfois perdu, et il lui avait fallu plusieurs heures pour retrouver la sortie. Les rigoles, grossies par les pluies qui dégringolaient des brèches du toit, se déversaient dans les sous-sols, inondaient les escaliers et les couloirs.
Il avait pris un peu de repos au premier étage d’une maison restée intacte. Une sensation de danger l’avait réveillé en sursaut : les pétales d’une vore se trémoussaient à quelques pouces de ses pieds. Il avait eu tout juste le temps de se jeter en arrière. Affamées, les fleurs les plus résistantes s’étiraient, se faufilaient par les fenêtres, se transformaient en prédatrices d’autant plus redoutables qu’elles agissaient dans un silence total. Les habitants de Domile devraient apprendre à fermer leurs fenêtres et leurs portes. Ou bien quitter la zone couverte et s’établir sur les plaines en bordure du gigantesque mur – cette solution finirait par s’imposer, la zone couverte restant associée à l’emprisonnement, aux temps du malheur. Peut-être la faible gravité rendrait-elle caduc l’usage de leurs jambes, les dirigerait-elle vers une évolution identique à celle des parias.
Seke erra encore une journée, explora d’autres maisons, d’autres salles souterraines, parcourut plusieurs quartiers de la zone couverte avant de comprendre qu’il n’y arriverait pas de cette manière.
Il s’installa dans une petite pièce pour se consacrer à l’écoute du son des formes, essaya de percevoir le chant de la Chaldria dans le chœur d’Onœ. De longues heures lui furent nécessaires pour discerner, dans la rumeur confuse de la planète reprenant vie, le murmure envoûtant qu’il avait entendu, dans le palais de la Cité des Nues et au fond de la faille d’Hernaculum. Dès lors, il lui suffit de se laisser guider par le son, dont l’intensité augmentait à mesure qu’il se rapprochait du chaldran. Concentré, il ne prêta pas attention aux silhouettes bondissantes qu’il croisa dans les ruelles – il garda le vague souvenir de rires, de voix enfantines qui le saluaient joyeusement.
Toujours dirigé par le son, il s’engagea dans une ruelle bordée d’arbres trapus, entra dans une habitation dont la façade, mangée par une mousse brunâtre, ne se distinguait pas des autres, longea un couloir qu’il lui semblait reconnaître, traversa une enfilade de pièces plongées dans une obscurité profonde, déboucha sur un palier, commença à dévaler l’escalier tournant qu’il avait emprunté après sa renaissance. Il n’alla pas plus loin : ses pieds et ses jambes s’enfoncèrent dans l’eau qui recouvrait les marches. Il revint sur ses pas, pensant qu’il s’était trompé, mais le chant de la Chaldria baissa aussitôt d’intensité, et il dut admettre que le nœud chaldrien se trouvait bel et bien à l’intérieur de cette salle inondée.
Même s’il appréciait la fraîcheur des gouttes sur sa peau, Seke n’était pas réellement familier avec l’eau. Il n’avait pas appris à évoluer dans l’élément liquide, ni sur Jezomine ni sur les autres mondes. Les enfants du Tout refusaient de plonger dans les nappes des profondeurs du Mitwan. Dans un environnement aride, l’eau était un trésor si précieux qu’il ne leur venait pas à l’idée de s’y tremper. La traitant avec un respect infini, ils n’auraient pas pris le risque d’altérer sa pureté.
Assis sur le palier, désemparé, Seke se fia à son intuition et résolut malgré tout de franchir la porte chaldrienne. Bien qu’il n’eût aucune certitude sur la destination de Marmat, il s’imaginait mal revenir parmi les Onotes et attendre un hypothétique retour de son aîné. Il avait eu son compte de passivité, d’inertie, dans la zone couverte. Il lui fallut d’abord surmonter ses réticences, accepter l’idée de s’immerger dans ces ténèbres liquides.
Il descendit quelques marches de l’escalier tournant, s’arrêta quand l’eau lui arriva à la poitrine, suffoqua, s’appliqua à reprendre son calme et son souffle.
En bas de l’escalier se présentait la lourde porte métallique qui donnait dans la salle souterraine. Il perdrait sans doute pas mal de temps à l’ouvrir et, une fois qu’il l’aurait passée, il devrait encore parcourir trente ou quarante pas avant d’atteindre le nœud chaldrien. L’estimation reposait sur des souvenirs déformés par la sensation d’écrasement, mais, même si le trajet s’avérait plus court que prévu, il n’aurait probablement pas le temps de rebrousser chemin.
Il descendit deux marches, remonta précipitamment quand l’eau s’infiltra dans ses narines, resta un long moment aux prises avec sa frayeur et une sensation d’étouffement. Il se concentra de nouveau sur le chant de la Chaldria. Il devait s’en servir comme d’une corde pour remonter jusqu’à la source de l’énergie. Le son, puissant, harmonieux, emplit son esprit, apaisa sa respiration et les battements de son cœur.
Il prit une profonde inspiration, s’immergea tout entier dans l’eau, parvint en bas de l’escalier, s’avança à tâtons jusqu’à la porte métallique. Si la poignée tourna sans difficulté, il dut tirer de toutes ses forces pour faire pivoter le panneau massif freiné par la masse liquide. Une brève panique déclencha un réflexe respiratoire. Des gouttes sinuèrent comme des serpents froids dans ses narines et dans sa bouche. Il bâillonna l’impulsion qui lui commandait de battre en retraite et se glissa dans l’entrebâillement. L’encre noire et froide exploiterait la moindre ouverture pour se déverser en lui, pour le conquérir. Le chant de la Chaldria résonnait avec force et chassait ses pensées parasites. La bouche cosmique l’appelait comme elle l’avait attiré dans le palais de la Cité des Nues, au fond de la faille d’Hernaculum. Il continua d’avancer, les poumons déjà tiraillés par le manque d’oxygène. Bœn le paria avait vécu une expérience similaire dans le passage souterrain qui conduisait à la centrale d’énergie mésonique de PRIMA. Il lui fallait ignorer les réactions de son corps jusqu’à ce que la Chaldria le saisisse et l’expédie sur les flots cosmiques. E ne savait pratiquement rien de cette formidable énergie qui transportait les êtres vivants d’un monde à l’autre de la Voie lactée. Suffisait-il de se présenter devant l’une de ses portes pour que le miracle s’accomplisse ? Une fraction de seconde, il douta de ses perceptions, se demanda ce qu’il fichait dans cette eau glaciale.
Il avait commis une erreur. Sa dernière erreur.
Affolé, il fit demi-tour et se précipita vers la sortie de la salle.
Mauvaise direction. Il hésita, esquissa deux pas sur le côté, pivota sur lui-même. Il avait perdu tout sens de l’orientation. Piégé. Égaré dans une nuit liquide qui alourdissait ses vêtements. Qui lui pesait sur la nuque. Qui lançait ses premiers tentacules dans son palais, dans sa gorge. Il comprenait pourquoi les enfants du Tout répugnaient à s’aventurer dans l’eau. Ce n’était pas seulement une question de pureté, mais de survie. Les skadjes du Mitwan et les humains avaient ceci en commun qu’il leur fallait inhaler de l’oxygène pour se maintenir en vie. Marmat prétendait que les hommes s’étaient extraits des fonds aquatiques des millénaires et des millénaires plus tôt.
« Ils sortent encore du ventre de la femme, du liquide nourricier... »
Il y avait donc une certaine logique à mourir noyé. Un retour aux sources.
Aussi soudainement qu’il avait perdu tout contrôle sur lui-même, Seke recouvra son calme. Il était mort à chaque fois qu’il avait fait un voyage sur les flots cosmiques. Mort à ceux qu’il avait connus. Mort aux émotions, aux sentiments, à la vérité du moment. Mort à lui-même. Il passait sur chaque monde comme un souffle et n’emportait avec lui que des souvenirs inutiles.
Le rêve de cette vie s’estompait. Peut-être retrouverait-il dans l’autre monde ceux qu’il avait aimés, Autre-mère, Danseur-dans-la-tempête, Marmat, Jaïfe ? Ceux dont il avait croisé le chemin, Yorgäl, Olphan, Salima, Zeline, Irko, Loriale, Bœn... ? Peut-être apprendrait-il à connaître Kaleh la soltane, la femme qui l’avait abrité dans son ventre, qui l’avait baigné dans le liquide nourricier ? Les visages, les images, les pensées se superposaient à une vitesse folle. Tourbillonnaient. Contrastaient avec l’inertie et le silence de l’eau. Et puis montait ce chant à l’ineffable beauté, qui racontait l’immensité de l’espace, qui révélait d’autres lois, d’autres ordres. La flèche du temps le frapperait dans une fraction de seconde, elle l’éblouirait, elle l’emmènerait dans une autre dimension.
Il s’abandonna à la beauté de l’instant.
Seke reprit connaissance dans une grotte ou une pièce souterraine plongée dans une semi-pénombre. Son regard heurta les pierres d’une voûte habillées d’une mousse brun foncé, puis, dans un coin, les marches à demi affaissées d’un escalier tournant. Son corps tétanisé gardait la réminiscence exaltante d’un déplacement à l’incomparable fluidité. Il crut d’abord qu’il était passé dans l’autre monde, puis il se rendit compte, aux effleurements de l’air sur sa peau, aux odeurs de moisissure qui montaient du sol, qu’il était seulement arrivé sur un autre monde. Pourtant, il ne se souvenait pas de cette sensation de fulgurance accompagnant d’habitude l’intervention de la Chaldria. Son dernier souvenir était celui de l’eau s’engouffrant avec avidité dans sa bouche. Une saveur prononcée de terre imprégnait sa gorge, une douleur sourde fredonnait dans ses poumons, le long de sa trachée-artère, il se sentait à l’étroit dans ses vêtements, dans son enveloppe de peau.
Après que son mal de crâne se fut estompé, il se leva et esquissa ses premiers pas. Chancelant, il gravit l’escalier dont une marche s’affaissa sous ses pieds, s’engagea dans un tunnel obstrué par endroits, se fraya un passage au milieu des éboulis ou des enchevêtrements de racines. Les rayons étincelants qui s’écrasaient en flaques sur les parois lui indiquèrent qu’il approchait de la sortie.
La galerie débouchait sur un paysage dont la lumière éblouissante de l’étoile, une géante bleue, ne parvenait pas à masquer la désolation. Un plateau désertique, traversé de part en part par une large faille, s’étendait jusqu’au pied d’une chaîne montagneuse aux formes torturées. Les seules traces de végétation, outre cette mousse brune qui habillait les murs et le plafond de la salle souterraine, étaient des tiges rampantes et épineuses entortillées autour des maigres reliefs. Les roulements de cailloux sous les pieds de Seke retentirent comme des coups de tonnerre dans le silence lugubre.
Pourquoi la Chaldria l’avait-elle transféré sur ce monde en apparence inhabité ? Il avait espéré, au départ d’Onœ, qu’elle l’enverrait sur les traces de son aîné, mais il n’avait aucune certitude à ce sujet. Si Marmat lui avait expliqué que le candidat au voyage céleste devait émettre une intention avant de se confier aux flots cosmiques, il ne lui avait pas enseigné la méthode. De toute façon, Seke aurait été bien en peine de choisir une destination : il ignorait tout de la mappe sidérale, il ne connaissait ni le nom ni la position des planètes colonisées par les humains. Son secteur de griot lui serait révélé lorsqu’il serait officiellement admis dans le Cercle de Venter et qu’il aurait reçu sa kharba.
Ce monde ne chantait pas, comme s’il n’abritait plus aucune forme, plus aucune vie. Après avoir mémorisé plusieurs points de repère, Seke marcha en direction de la faille. Pas un souffle d’air ne remuait la chaleur accablante dispensée par l’étoile bleue. La gravité, plus forte que celle de Jezomine ou de Logon, rendait sa progression malaisée.
Il crut entrevoir un mouvement entre les rochers gris qui jonchaient le sol par milliers. Il s’essuya le front d’un revers de manche, s’immobilisa, essaya de percevoir un son de forme, n’entendit rien, supposa qu’il avait été trompé par une illusion d’optique, reprit sa marche. Des monticules assaillis par les tiges épineuses ressemblaient à des ruines. Ici apparaissaient des pierres dont les angles et les courbes n’avaient rien de naturel, là se devinaient les margelles de bassins ou des fragments de colonnes. Seke avait maintenant l’impression de déambuler à l’intérieur d’une tombe géante. Dans un cimetière planétaire.
Couvert de sueur, assoiffé, exténué, il atteignit le bord de la faille au moment où l’étoile bleue se couchait dans une floraison de nuances mauves et roses. Avec le crépuscule descendit un froid vif, mordant. Des étoiles s’allumaient dans l’agonie du jour, les faces éclairées et rugueuses de deux satellites se levaient au-dessus de la chaîne montagneuse.
Seke faillit s’allonger sur le sol dans l’espoir d’être emporté par l’oubli, le sommeil ou la mort, quelle importance ? mais il continua, hanté par l’étrange certitude qu’il trouverait des réponses ou des indices aux alentours de la gorge.
De nouveaux mouvements entre les rochers lui indiquèrent qu’il n’avait pas rêvé. Des ombres filèrent devant lui, minuscules, véloces, insaisissables. Aucun son ne s’associait à leur existence, comme si elles n’appartenaient pas à l’univers des formes.
Seke s’assit sur un rocher et contempla la faille inondée de ténèbres. La nuit l’emplit de son amertume. Transi jusqu’aux os, plongé dans ses pensées, il ne prêta pas attention aux crissements et aux grattements qui s’élevaient derrière lui. Enhardis par son immobilité, de petits animaux sortirent de leur abri. Ils ne ressemblaient ni à des insectes, ni à des reptiles, ni à des rongeurs, ni à des oiseaux ; pourtant, ils éveillaient en lui des images, des souvenirs, une réaction spontanée de méfiance, de rejet.
L’un d’eux s’aventura tout près de son pied. Un rayon de satellite révéla son corps allongé et sa queue recourbée dont l’extrémité se promenait juste au-dessus de sa tête.
Seke retira son pied juste avant la première attaque du petit animal. La queue recourbée se détendit comme un ressort et se planta dans la terre sèche avec un bruit mat. Seke en aperçut un deuxième, puis un troisième. Ils surgissaient de la nuit comme des fantassins lancés dans une offensive concertée. Il bondit sur ses jambes, un mouvement qui les arrêta dans leur élan, grimpa en haut du rocher, balaya les environs d’un regard circulaire, vit des centaines, des milliers de formes sombres qui grouillaient dans la nuit comme une nuée de scorpions jaunes du Mitwan. Il n’avait aucune arme à leur opposer. Il relira fébrilement sa tunique, l’entortilla sur elle-même et la noua à chaque extrémité. L’irruption de ces tueurs silencieux lui avait redonné toute sa combativité. La perspective d’être empoisonné par un de leurs dards le révulsait.
Ils attaquèrent jusqu’à l’aube par vagues désordonnées et incessantes, se bousculant, se gênant mutuellement pour arriver au sommet du rocher. Seke les fauchait par d’amples mouvements tournants de sa tunique. Légers, ils décollaient, retombaient plus loin, se relevaient indemnes et repartaient aussitôt à l’assaut du refuge de leur proie. Les frottements de leurs griffes sur le rocher et les chocs de leurs corps sur la terre dure enflaient comme un fracas d’orage dans le silence glacé.
Seke ne relâcha à aucun moment sa vigilance. Il faillit pourtant être débordé à plusieurs reprises, s’apercevant in extremis que deux ou trois de ses agresseurs avaient échappé à ses moulinets et s’étaient rapprochés de ses pieds. Il dut alors faire un petit bond de côté et s’occuper des intrus avant de reprendre son incessant travail de balayage. La lumière des étoiles et des satellites les éclaira, pas longtemps, mais suffisamment pour montrer leurs pattes griffues, leur bec, leur tête ronde, leurs yeux globuleux, leur double rangée de plumes. Seke fut transporté dans le théâtre de la Cour des Nues, dans le Cosmocant de Faliz, devant l’hologramme des ruines de Bordles, dans l’océan de données de PRIMA. Les animaux qui le cernaient ressemblaient trait pour trait à l’emblème des angailleurs de Jezomine, au Quetzalt tapi dans le cœur des petits Orows, aux statuettes badigeonnées de sang des ankkates, au dragon implanté dans l’intelligence artificielle de Domile...
Le serpent aux plumes de sang n’était pas un symbole sur cette planète, mais une réalité vivante. Le culte avait-il pris naissance sur ce monde ? Les créatures qui le cernaient avaient-elles servi de modèles aux prêtres et aux fanatiques qui s’acharnaient à détruire les hommes ?
Hurlant de rage, il oublia la fatigue et le froid pour repousser inlassablement la vague bruissante qui cherchait à submerger le rocher.
Ses innombrables adversaires refluèrent juste avant l’apparition de l’étoile bleue et disparurent dans les anfractuosités des rochers et les crevasses de la terre. Malgré son épuisement, Seke ne relâcha pas sa vigilance avant que l’astre eût émergé des brumes matinales qui habillaient l’horizon. Le plateau et la chaîne montagneuse se tendirent d’un voile or et bleu. La température augmenta brutalement et chassa les vestiges du froid nocturne. Le jour révélait les dimensions de la faille, beaucoup plus large et profonde que Seke ne l’avait supposé. Il distinguait à peine les rochers de l’autre bord, sans doute dix ou vingt fois plus volumineux que celui qui lui avait servi de refuge. Il n’y avait plus aucune agitation dans les environs. Les petits dragons ne sortaient probablement qu’à la tombée de la nuit. Il s’autorisa enfin à s’asseoir, puis à s’allonger sur le sommet du rocher, à se réchauffer aux rayons de l’étoile bleue. L’engourdissement le gagna et l’entraîna irrésistiblement vers le rivage des rêves.
« Tu ne devrais pas t’endormir ici ! »
Il tressaillit, se demanda s’il avait entendu une voix ou s’il continuait à rêver, puis il perçut un son de forme et se redressa, aux prises avec cette hébétude caractéristique des réveils en sursaut.
Marmat se tenait devant le rocher. Toge et tunique déchirées, tachées, cheveux et barbe en désordre, cernes profonds sous les yeux traversés de stries rouges, égratignures sur les bras et les jambes. La présence de son aîné suffit à chasser le sentiment de solitude et l’amertume de Seke. L’univers lui paraissait à nouveau radieux puisqu’ils étaient réunis.
«Je te cherchais...
— Tu m’as trouvé, dit Marmat avec un sourire las.
— Je n’aurais peut-être pas dû... »
Marmat interrompit son cadet d’un geste de la main.
« On dirait que nous sommes à jamais liés par la Chaldria. » Sa voix grave se teintait de nostalgie. « J’espère que nous n’aurons pas à le regretter.
— Où sommes-nous ?
— Sur Zperanz, cinquième planète du système de Shaïn.
— Qu’est-ce que nous devrions regretter ? »
Le griot haussa les épaules. Son chant intime exprimait une tristesse poignante. Et une double réalité : il hébergeait une entité ou une personnalité qu’il ne contrôlait pas. Il tira sa kharba d’un repli de sa toge, la cala contre son ventre et en gratta les cordes.
« Quoi que nous fassions, amis, ennemis, nous restons des étrangers l’un pour l’autre. Nous sommes des astres solitaires perdus dans l’immensité, nous nous éloignons chaque jour un peu plus des autres, un peu plus de nous-mêmes. 0 dieux, qui pourra dire un jour la solitude du griot ? Qui aura assez de feu pour réchauffer le visiteur céleste, qui aura assez d’eau pour l’abreuver, assez de pain pour le nourrir ? »
Seke n’écoutait pas la voix de son aîné, il se concentrait sur le son de sa forme, sur ce murmure qui disait la substance de son être.
« Quelle femme aura assez de dévotion pour effacer ses peines ? Quel homme assez de compassion pour plonger sa lame dans son cœur et mettre fin à ses tourments ? Ils nous croient bénis, je dis, moi, Marmat Tchalé, du Cercle des griots, qu’il n’y a pas pire malédiction que l’errance perpétuelle. Il n’y a pas pire condamnation que de vivre sans amour, ô dieux, la souffrance, l’affliction du cœur desséché... »
Seke percevait maintenant la deuxième forme, la forme cachée, dans le chant intime de Marmat. Elle ouvrait une porte sur un autre monde, ou plutôt sur un non-monde. Sur un vide absolu.
Ils ne restèrent que sept jours et sept nuits sur Zperanz, le temps pour leur organisme de se préparer à un nouveau transfert. Ils buvaient les gouttes d’eau qui perlaient à l’extrémité des racines. La faim cessa de les harceler au matin du troisième jour.
Seke s’abstint de révéler à son aîné la double forme qu’il avait perçue dans son chant intime. Il valait mieux attendre l’alignement chaldrien et l’assemblée du Cercle. Les longues chasses avec les enfants du Tout lui avaient enseigné la patience. Il prendrait une décision sur Venter, quand il aurait rencontré les autres griots et reçu sa kharba.
Un soir, Marmat lui raconta l’histoire de Zperanz. La planète avait connu une civilisation florissante jusqu’à ce qu’une succession de catastrophes précipitent son déclin. Les petits animaux qui avaient agressé Seke s’appelaient selon lui des anguiz, et il était probable que leur nom venait de leur ressemblance avec les dragons des mythes de la Dispersion.
« Et si c’était l’inverse ? lança Seke.
— Impossible. Le nom d’« anguiz » ou d’« anqizz » existait bien avant la colonisation de Zperanz. Un animal sympathique ! Sa piqûre tue un homme le temps d’un battement de cils. Le cadavre se transforme en squelette et les os tombent en poussière au bout de quelques secondes. Ils survivent en se mangeant les uns les autres. »
Ils se réfugiaient pour dormir dans le tunnel qui donnait sur la salle du nœud chaldrien. Seke avait du mal à trouver le sommeil, même si Marmat lui avait assuré que les anguiz ne s’aventuraient jamais dans ces lieux.
« Il est temps de partir. »
Marmat se dirigeait déjà vers la salle du nœud chaldrien.
« Allons débusquer le dragon dans son antre. »
Seke suivit son aîné d’un pas décidé, pressé maintenant de quitter Zperanz. Les enfants du Tout s’étaient effacés pour qu’il aille au bout de son chemin, au bout de lui-même, là où l’attendait le serpent aux plumes de sang.